Le dernier jour
d'un condamné à mort
de Victor Hugo (1802-1885)
Hugo
a lutté toute sa vie contre la peine de mort. En 1829, pour
la combattre, il écrit non un texte philosophique, mais un court roman.
Un condamné à mort est emprisonné à Bicêtre, là où se firent les
premiers essais de la guillotine. (Hugo visita cette prison en 1822).
Le
condamné voit approcher l’heure fatale. On vit avec lui son
attente et sa lente agonie.
Toutes
les pensées terrifiantes qui hantent l’esprit d’un homme à son dernier
jour.
Jules
Janin, un des critiques les plus célèbres du XIXe siècle,
disait : « C’est à en devenir fou »."
Jean-Jacques Breton
Bicêtre.
Condamné à mort !
Voilà cinq
semaines que
j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de
sa présence,
toujours
courbé sous son poids
!
Autrefois,
car il me semble
qu'il y a plutôt des années que des semaines, j'étais un homme comme un
autre
homme.
Chaque jour, chaque
heure, chaque minute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était
plein de fantaisies. Il s'amusait à me les dérouler les unes après les
autres, sans ordre et sans fin, brodant d'inépuisables arabesques cette
rude et mince étoffe de la vie. C'étaient des jeunes filles, de
splendides chapes d'évêque, des batailles gagnées, des théâtres pleins
de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes filles et de sombres
promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C'était
toujours fête dans mon imagination. Je pouvais penser à ce que je
voulais, j'étais libre.
Maintenant
je suis captif. Mon
corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prison dans une
idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n'ai plus
qu'une pensée, qu'une conviction, qu'une certitude :
condamné
à mort !
Quoi que
je fasse, elle est toujours
là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb à mes côtés,
seule et
jalouse,
chassant toute
distraction, face à face avec moi misérable, et me secouant de ses deux
mains de glace
quand je
veux détourner la
tête ou fermer les yeux. Elle se glisse sous toutes les formes où mon
esprit voudrait
la fuir,
se mêle comme un
refrain horrible à toutes les paroles qu'on m'adresse, se colle avec
moi aux grilles
hideuses
de mon cachot ;
m'obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes
rêves sous la
forme
d'un couteau.
Je viens
de m'éveiller en
sursaut, poursuivi par elle et me disant :
- Ah !
ce n'est qu'un rêve ! -
Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s'entre
ouvrir
assez
pour voir cette fatale
pensée écrite dans l'horrible réalité qui m'entoure, sur la dalle
mouillée et suante de
ma
cellule, dans les rayons
pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mes
vêtements, sur
la
sombre figure du soldat de
garde dont la giberne reluit à travers la grille du cachot, il me
semble que déjà un voix a murmuré à mon oreille :
- Condamné à mort !